AFRICA

L’Afrique a besoin de systèmes d’enseignement supérieur différenciés
Dans un article de 1993, Manuel Castells soutenait que les universités sont des systèmes sociaux et des institutions engendrées par l’histoire qui essaient de concilier des fonctions en apparence contradictoires. Il décrivait les quatre fonctions de l’université ainsi : produire des valeurs et de la légitimation sociale ; sélectionner les élites dominantes ; former la force de travail ; et produire des connaissances scientifiques et favoriser leur mise en œuvre dans la société [1].Le défi est double.
Premièrement, un pays a besoin d’institutions suffisamment solides et dynamiques pour résister aux tensions créées par ces fonctions contradictoires.
Deuxièmement, les différentes fonctions ne peuvent être accomplies au sein de chaque université prise individuellement ; elles doivent être réparties sur l’ensemble d’un système d’enseignement supérieur et de recherche, dans lequel des types d’institution précis assument différentes combinaisons de fonctions.
Reprenant les observations de M. Castells deux décennies plus tard, Philip Altbach (2013) [2] avance qu’un système universitaire clairement différencié est indispensable pour favoriser l’essor d’universités de recherche. Ainsi, les pays en développement doivent différencier les missions des institutions du système postsecondaire et organiser ces institutions de façon rationnelle. M. Altbach précise toutefois :
« De fait, peu de pays en développement (voire aucun) disposent d’un système universitaire différencié ; et cet impératif d’organisation reste un enjeu majeur... Ces institutions doivent être clairement identifiées et aidées. L’organisation doit être pensée de façon que le nombre d’universités de recherche soit suffisamment limité pour garantir la disponibilité des financements et veiller à ne pas trop diluer les autres ressources, notamment les universitaires qualifiés. »
Les avantages de la différenciation
Pour débattre de ces combinaisons fonctionnelles (diversité et différenciation) dans le contexte africain, le centre pour la transformation de l’enseignement supérieur, ou CHET, a organisé un séminaire au cours duquel Frans van Vught (2007) a décliné les avantages positifs de la différenciation pour les systèmes d’enseignement supérieur [3] :
• Elle améliore l’accès des étudiants avec des scolarités et des acquis différents.
• Elle favorise la mobilité sociale en proposant différentes voies d’entrée dans l’enseignement supérieur, de multiples passerelles, et des possibilités de progression mais aussi de « réorientation acceptable ».
• Elle peut répondre aux besoins du marché du travail en proposant une diversité grandissante de spécialisations utiles au développement économique et social.
• Elle satisfait les attentes des groupes d’intérêt en leur permettant d’établir leur identité propre et d’acquérir une légitimité politique.
• Elle favorise la combinaison, essentielle, d’un enseignement supérieur élitiste et de masse : les systèmes de masse sont plus diversifiés que les systèmes élitistes parce qu’ils absorbent un public hétérogène et s’efforcent de répondre aux diverses demandes du marché du travail.
En conclusion, M. Van Vught soulignait que ces avantages évidents n’avaient pas empêché une perte de diversité et de différenciation dans les systèmes d’enseignement tertiaire du monde entier au cours des dernières décennies.
Il attribuait cette perte à un ensemble de politiques publiques uniformes (un modèle valable pour tous) qui tend à favoriser l’homogénéisation, et à la capacité des communautés universitaires à défendre leurs règles et leurs aspirations.
Isomorphisme institutionnel en Afrique
Au cours du même séminaire du CHET, Njuguna Ng’ethe, de l’université de Nairobi, présentait l’une des premières (et seules) études systématiques consacrées à la différenciation en Afrique (Ng’ethe et al 2008) [4]. Cette enquête parrainée par la Banque mondiale portait sur les systèmes d’enseignement supérieur de 12 pays d’Afrique et un petit nombre de pays d’Europe et d’Asie de l’Est.
M. Ng’ethe y observait que l’expansion de l’enseignement supérieur en Afrique n’avait pas été accompagnée d’une différenciation. Il constatait au contraire un isomorphisme institutionnel par lequel les institutions nouvellement établies avaient tendance à reproduire le fonctionnement de l’université « mère » dominante (MacGregor 2008) [5]. En d’autres termes, la dynamique amenait les universités à se ressembler de plus en plus, au lieu de développer des missions diversifiées.
M. Ng’ethe mettait en avant quatre facteurs alimentant cette tendance à l’homogénéisation institutionnelle en Afrique (MacGregor 2008).
Premièrement, dans la plupart des pays africains, le financement de l’enseignement supérieur repose sur le nombre total d’inscriptions. Ainsi, même si une institution est établie avec l’intention de se spécialiser dans un domaine particulier, dans un contexte où la réglementation est faible, les établissements sont libres d’ajouter d’autres programmes universitaires, souvent lucratifs, c’est-à-dire moins coûteux, mais prisés. Ce qui peut avoir pour effet de plomber le potentiel de différenciation.
Deuxièmement, l’uniformisation de la gouvernance des institutions, qui veut que les institutions soient établies de la même manière et soumises aux mêmes lois, ne laisse pas de place à la différenciation dans les mécanismes de gouvernance. Si l’on y ajoute que le mécanisme de financement par les pouvoirs publics est indifférencié, la pression d’homogénéisation est considérable.
Troisièmement, l’enseignement supérieur en Afrique connaît un autre phénomène : les fournisseurs étrangers (privés). Bien que ces institutions introduisent un certain degré de différenciation en proposant des diplômes d’autres pays, elles offrent également des cours populaires dans des disciplines rentables, par exemple l’administration des entreprises ou les technologies de l’information et de la communication. Sur ce point, M. Ng’ethe conclut que « les universités étrangères ne favorisent pas un haut de degré de différenciation ».
Enfin, même lorsqu’il apparaît qu’il existe plusieurs types d’institutions, identifiés par une nomenclature différente (par exemple, les « universités technologiques »), les programmes proposés ne se distinguent guère. Il en va de même des programmes universitaires dans lesquels des intitulés de cours dissimulent en fait des contenus très similaires.
Instaurer des politiques qui favorisent la différenciation
Une question importante se pose : les systèmes différenciés ont-ils plus de chance d’être créés par un État imposant une réglementation forte ou par des institutions autonomes opérant dans des conditions de marché ?
La situation en Afrique est la même qu’ailleurs : les institutions d’enseignement supérieur autonomes n’essaient pas de développer un profil qui se distingue des autres institutions comparables.
Plutôt que de chercher une niche, chaque établissement s’efforce de maximiser ses recettes et son statut. Par conséquent, les institutions d’enseignement supérieur sont naturellement enclines à imiter les institutions qui réussissent, ce qui a pour effet de brider la différenciation à l’échelle du système.
Comme le soulignent Nico Cloete et al (2015) [6] dans un nouvel ouvrage intitulé Knowledge Production and Contradictory Functions in African Higher Education, seules des politiques publiques et une législation efficaces peuvent orienter ces dynamiques de changement vers le renforcement de la différenciation.
Malheureusement, comme le montrent les données du projet HERANA (Higher Education Research and Advocacy Network in Africa, réseau de recherche et de promotion de l’enseignement supérieur en Afrique), la situation actuelle en Afrique ne suit pas cette prise de conscience des facteurs qui stimulent la différenciation du système dans l’enseignement supérieur.
Premièrement, les politiques publiques visant à accroître la capacité du système d’enseignement supérieur en établissant de nouvelles universités reposent en général sur un seul modèle fondamental, ce qui implique que les nouvelles universités essaient de « cloner » les universités existantes.
Deuxièmement, les institutions publiques et privées qui disposent d’un degré d’autonomie institutionnelle suffisant pour développer des profils uniques ont, en règle générale, combiné imitation et optimisation budgétaire. Par exemple, en recrutant un grand nombre d’étudiants privés payant leur inscription à des cours peu coûteux où le rapport étudiants/universitaire dépasse souvent 50 pour 1 et frise parfois 100 pour 1.
De plus, s’il est nécessaire d’établir un pacte sur le rôle de l’enseignement supérieur et les politiques correspondantes, cette condition ne suffit pas à aboutir à une différenciation capable de produire une grande université de recherche.
Les pays ne disposent d’aucune recommandation simpliste, telle que peut en établir la Banque mondiale, qui leur permette d’atteindre la différenciation, en particulier en Afrique où ce processus n’a pas été engagé.
Le débat en Afrique du Sud
À cet égard, il peut être intéressant de relever brièvement les débats et avancées qui ont lieu en Afrique du Sud sur la question de la transformation et de la différenciation.
Aux premières heures de l’Afrique du Sud démocratique, la Commission nationale sur l’enseignement supérieur a refusé d’aborder la question de la différenciation tant elle était source de division.
En 2000, le nouveau Conseil de l’enseignement supérieur a proposé un audacieux système comprenant quatre « types institutionnels », des établissements dédiés à l’enseignement de premier cycle aux universités qui se concentreraient davantage sur le troisième cycle et la recherche.
Le ministre de l’Éducation et la majorité des institutions ont rejeté cette proposition. À la place, les pouvoirs publics ont proposé et entrepris de restructurer le paysage hérité de l’apartheid en fusionnant certaines institutions.
Mais en 2014, l’Afrique du Sud était proche d’arriver à une entente sur la nécessité de diversifier et différencier le système. Le Plan national de développement formulé par la présidence y fait référence de manière univoque. Le ministère des Sciences et Technologies met en œuvre la différenciation par le biais du financement compétitif.
De son côté, le ministère de l’Enseignement supérieur et de la Formation favorise la différenciation par le financement des publications de recherche et en accordant des dotations conséquentes aux doctorants qui obtiennent leur diplôme. Mais il semble incapable de présenter une politique complète de mise en œuvre.
Un problème politique
Au cours de la 1re phase du projet HERANA (2008-11), le groupe de recherche est arrivé à la conclusion que l’idée largement répandue selon laquelle l’Afrique aurait beaucoup de bonnes politiques mais pas les capacités suffisantes pour les mettre en œuvre, n’est pas totalement fondée.
Premièrement, il existe de nombreuses politiques mal conçues qui sont de simples copier-coller des politiques en vigueur dans des pays « qui réussissent ». Deuxièmement, les capacités ne sont pas aussi faibles qu’on le suppose souvent : dans un certain nombre de ministères des huit pays du réseau HERANA, le groupe de recherche a rencontré des fonctionnaires parfaitement qualifiés et expérimentés.
Les trois principaux problèmes qui paralysent la mise en œuvre sont les suivants : le calquage de politiques inadaptées ; les changements de politique fréquents effectués par des ministres successifs, chaque ministre voulant instaurer une nouvelle politique à son entrée en fonction ; et, comme en Afrique du Sud, les désaccords entre le ministre et l’administration, les différends au sein de l’administration elle-même, sans oublier les divergences entre dirigeants d’université.
Le cas sud-africain permet de tirer deux enseignements clairs.
Tout d’abord, il est important d’entretenir le débat entre les pouvoirs publics (au-delà du ministère de l’Éducation), les présidents d’université et les organisations de recherche.
Ensuite, il est essentiel de documenter par des études la performance du système : si la discussion politique n’est pas étayée par des preuves, elle oscillera simplement entre différentes positions idéologiques.
* Nico Cloete est directeur du centre pour la transformation de l’enseignement supérieur (CHET) et coordonnateur du réseau de recherche et de promotion de l’enseignement supérieur en Afrique (HERANA) ; professeur extraordinaire à l’institut des études postscolaires de l’université du Cap-Occidental en Afrique du Sud ; professeur extraordinaire au pôle d’excellence DST-NRF en scientométrie et politique scientifique, technologique et d’innovation à l’université Stellenbosch en Afrique du Sud ; et chercheur honoraire à l’Université du Cap, en Afrique du Sud.
Références
• 1- Castells M. (1993) « The University System: Engine of development in the new world economy », in A. Ransom, S.-M. Khoo et V. Selvaratnam (éd.), Improving Higher Education in Developing Countries. Washington DC : La Banque mondiale, pp. 65-80.
• 2- Altbach P. (2013) « Advancing the National and Global Knowledge Economy: The role of research universities in developing countries ». Studies in Higher Education, 38(3) : 316-330.
• 3- Van Vught F. (2007) « Diversity and Differentiation in Higher Education Systems ». Article présenté à la conférence du 10e anniversaire du CHET, au Cap le 16 novembre 2007.
• 4- Ng'ethe N., Subotzky G. et Afeti G. (2008) Différenciation et articulation dans les systèmes d’enseignement supérieur : Une étude de 12 pays. Washington DC : La Banque mondiale.
• 5- MacGregor K. (2008) « Expansion in Africa delivers more of the same ». University World News : Special Africa Edition, numéro 1.
• 6- Cloete N., Maassen P., Bunting I., Bailey T., Wangenge-Ouma G. et Van Schalkwyk F. (2015) « Managing Contradictory Functions and Related Policy Issues ». in N. Cloete, P. Maassen et T. Bailey (éd.), Knowledge Production and Contradictory Functions in African Higher Education. Le Cap : African Minds.